PORTRAITS DE POLONAIS
Visages de Basse-Silésie (mai 2003)
« … C’est qu’il est difficile de tricher avec le visage. Il porte les stigmates de tout le vécu accumulé dans la diversité de l’insoupçonné, de tout cet imprévisible qui est le sel de l’existence. Un sel qui ajoute de la pleine saveur aux instants de bonheur, mais qui, aussi, avive les plaies et les prolonge.
Peut-on, parce que tout visage est l’écritoire du quotidien, découvrir dans ce livre d’images des bribes d’existences ? Etre le reporter de ces rides, de ces tavelures, de l’infléchissement des paupières ? Percevoir dans ces regards les innocences perdues, les soulèvements, les surgissements des passions, les extinctions de feux que furent les renoncements ?
Peut-on dire de cet homme à la moustache blanche et drue, à la casquette juvénilement portée peut-être sur une calvitie du senior qu’il sait, au plus secret de lui, que sa vie valait d’être vécue ? Peut-on, par la mine douce-amère de cette adolescente aux nattes blondes et au regard myosotis, rencontrer une déferlante d’envies de mordre à pleines dents le délicieux clafoutis des espoirs mêlés ? Peut-on, de l’adulte au milieu du gué et qui a pris les airs penchés de la fatigue, savoir s’il envisage les années à venir comme des promesses de sereine félicité ou comme une amère descente vers le crépuscule ?
Les réponses, diverses, appartiennent à nous, les spectateurs. À nous qui colorerons de nos fantasmes la vérité de ces visages comme posés sur fond d’une toile volontairement privée de tout décor qui aurait pu distraire. Éloge de la nudité : nous lirons, c’est-à-dire que nous interprèterons… Et ce sera très bien ainsi. Car il est bon que la photo n’exerce aucune dictature, mais invite au dialogue au bout duquel il y a appropriation. Ce Polonais en vêture militaire ? Cette Polonaise blonde aux expressions de Madone ? Des proches, désormais.
Le merveilleux -au sens du magique- dans cette rencontre à forte distance de temps et d’espace, c’est que ces nouveaux amis puissent nous sembler emblématiques d’autres que d’eux-mêmes. Qu’en les dévisageant nous ayons l’illusion féconde de “voir” la Pologne dans son peuple et même, sans trop de recours à nos connaissances ou à l’imagination, dans le paysage qu’ils habitent.
Nous sommes là dans l’irrationnel. Mais qu’importe ! L’important, justement, pour nous, est que quelques destins envisagés (en-visagés) sur la grande place de Wroclaw ou le parvis de l’Église Wang de Karpacz nous rappellent qu’une nation -la leur comme la nôtre- est faite de la réunion de “gens ordinaires” dont chacun est unique. Mais qui, tous, se retrouvent quelque part sur la ligne commune qui va de la nostalgie d’un passé souvent travesti à l’irrépressible ambition d’un futur à aimer. »
Extrait d’un texte de Jean-Marie Haeffelé